Livre
Le sociologue Gérald Bronner a décidé de faire l’inventaire, tel un collectionneur, des lubies et des étrangetés de nos contemporains dans son livre Cabinet de curiosités sociales*. Politique, information, vie scientifique... Près de 80 textes abrasifs décortiquent nos bizarreries. Stratégies a choisi de l’interroger sur cinq d’entre eux.

Pourquoi les ballons sont-ils toujours ronds ? Pourquoi certains passagers de train se lèvent-ils systématiquement de leur siège cinq minutes avant l’arrivée en gare ? Pourquoi les chantiers sont-ils toujours en retard ? Partant de questions qui relèvent a priori de l’évidence, et « suivant tout simplement [sa] boussole du plaisir », le sociologue Gérald Bronner publie depuis des années dans la presse (Le Point, Pour la science, Revue des deux mondes) des chroniques sur les tocades, les bizarreries et les extravagances de nos contemporains. L’universitaire, qui se décrit comme « un explorateur de la face obscure de la rationalité », a choisi de les répertorier. À l’instar des collectionneurs de la Renaissance qui inventoriaient, derrière des armoires vitrées, toutes choses susceptibles de susciter l’étonnement : taxidermies, squelettes et autres fossiles. « Comme le dirait André Breton, il faut avoir un peu l’“œil sauvage” pour les voir vraiment, mais notre vie ordinaire est peuplée de faits extraordinaires qui peuvent composer un cabinet de curiosités contemporaines », explique Gérald Bonner. Morceaux choisis.

 

1) Pourquoi les réseaux sociaux nous rendent-ils malheureux?

Gérald Bronner : Je me fonde sur une étude de quatre chercheurs en sciences de l’information des universités allemandes de Humboldt et de Darmstadt, qui met en évidence l’état de frustration dans laquelle Facebook et consorts plongent les internautes. J’ai choisi de mettre ce phénomène exemplaire du fonctionnement du monde contemporain en résonance avec les travaux de Tocqueville, qui montre, dès le début du XIXe siècle, que l’exhibition du bonheur est de nature à rendre les gens malheureux. Il a souligné avec une grande clairvoyance le fait que les sociétés démocratiques engendrent, par nature, un taux de frustration supérieur à tous les autres systèmes sociaux en raison des principes sur lesquels elles sont fondées : récompense du mérite et revendication de l’égalité de tous. Parce que les citoyens de ces systèmes politiques revendiquent l’égalité, ils sont enclins, plus que partout ailleurs, à mesurer les différences qui les séparent des autres, et en particulier des mieux pourvus qu’eux.

Sur les réseaux sociaux, on ne montre que les moments exceptionnels. Je ne vais pas publier une photo de moi simplement assis sur une chaise. Or, nos vies sont ensevelies sous le vide, l’attente, l’ennui, comme le temps passé dans le métro, par exemple. Tous ces moments n’ont pas d’histoire, mais pèsent mentalement. On sait bien que ce que l’on poste ne représente pas temporellement notre vie, ni celle des autres, mais le cerveau ne peut pas s’empêcher de faire la comparaison. Et in fine, ça blesse l’œil, comme dirait Tocqueville.

 

2) Quand la nowstalgie nous tient

J’ai été frappé par cette anecdote : on a retrouvé, enterrées au Nouveau Mexique, des centaines de cartouches de jeux vidéo de la console Atari datant des années 1980. Une vente de 100 de ces cartouches sur eBay a rapporté 37 000 dollars. Autrefois, on se débarrassait de nos Minitel. La valeur d’une antiquité était proportionnelle à leur ancienneté. Sauf qu’aujourd’hui, les jouets des années 1980 valent davantage que ceux des années 1950 ! Tout simplement parce que ce sont les quadras et les quinquas à fort pouvoir d’achat qui cherchent à racheter leur passé. Le présent dicte aujourd’hui une étrange loi économique. Il devient totalement absorbant, courbe la linéarité économique. On indexe le passé sur le présent. Cette chronique se rapporte à ce que j’ai appelé « le présent cannibale » dans un autre chapitre. Regardez les noms de rue. Certains voulaient débaptiser toutes les rues Colbert, au motif qu’il avait élaboré le Code noir. On ne peut pas lire le présent à la lumière des codes moraux du présent. Cela crée des anachronismes moraux. De manière générale, le présent devient un ogre.

 

3) Tu ne spoileras point !

Le « spoilage » est perçu comme une violence forte. On vous retire un plaisir. Et si on me « divulgâche » ce plaisir futur, je suis fondé à m’indigner d’un point de vue moral. Cela dit toute la place de la narration dans notre société contemporaine, et la place incroyable que la fiction a prise dans notre cerveau. Certes, le goût pour la narration a toujours été présent. La fiction permet de mémoriser, de donner du sens au monde. Mais le temps moyen que les êtres humains consacrent à la fiction a progressé de façon vertigineuse, notamment du fait de l’augmentation prodigieuse de la productivité du travail et de l’espérance de vie. Notre temps de cerveau disponible est en grande partie associé à la création de mondes alternatifs. Avec le développement de la réalité virtuelle notamment, cela pourrait avoir de lourdes conséquences. Les hommes vont-ils à terme préférer à l’exploration du monde réel par la science celui de mondes virtuels par le divertissement ?

 

3) Les Simpsons savaient-ils ?

Les Simpsons ne savaient rien du tout ! On leur attribue régulièrement un don de prescience, c’est le « syndrome Simpsons ». Un très court passage d’un épisode diffusé en 1997 a été interprété, par exemple, comme annonciateur des attentats du 11-Septembre… Mais c’est ce que l’on appelle en psychologie cognitive « la négligence de la taille de l’échantillon ». On extrait une image des Simpsons qui peut paraître signifiante, mais on omet le fonds colossal d’épisodes de la série, ses 22 saisons, ses 700 millions d’images à décortiquer. Ça ne va pas plus loin que cela !

 

4) Extension du domaine de la crédulité

J’ai sorti mon ouvrage La Démocratie des crédules en 2013. À l’époque, il avait fait l’objet de quelques critiques, faisant référence à une « arrogance des clercs » et j’en passe…  Aujourd’hui, plus personne ne conteste cette analyse (dérégulation du marché de l’information, etc.). Les processus que je décrivais en 2013 ne sont pas encore arrivés à leur terme, mais la contre-attaque a sonné. Cela met du temps, on parle de téraoctets d’informations sur le web. Parmi les signes encourageants, l’émergence de jeunes youtubers qui font des choses formidables comme Hygiène Mentale, Florence Porcel ou encore What the Fake. Le combat n’est pas perdu !

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