Interview
L’associé et cofondateur de la société d’investissements dans les start-up The Family a récemment publié avec Lætitia Vitaud « Faut-il avoir peur du numérique » (Armand Colin, septembre 2016). Un ouvrage abordant les questions posées par le développement et les conséquences de la transition numérique.

Les Gafa sont attaqués pour leur position ultra-dominante. Mais, selon vous, les entreprises numériques sont vouées à conquérir la totalité des marchés qu’elles investissent. Pourquoi ?

Nicolas Colin. Évincer toute concurrence est une propriété qu’on retrouve dans tous les modèles de ces entreprises, qui se développent sur des rendements croissants. C’est-à-dire que plus elles grandissent, plus elles se développent rapidement. Ce qui constitue une anomalie dans l’économie traditionnelle, où, au-delà d’une certaine taille, l’entreprise devient plus difficile à manager, avec davantage de collaborateurs, des clients de plus en plus éloignés, ainsi que les matières premières, leurs fournisseurs étant souvent limités dans leur capacité. Toutes les entreprises traditionnelles atteignent une limite, qui se situe généralement autour de 35/40% de parts de marché pour le leader. C’est une règle connue depuis les années 70, qu’on retrouve par exemple dans le secteur automobile aux États-Unis avec General Motors face à ses concurrents comme Ford, et encore maintenant dans l’édition en France avec Hachette face à Editis et Flammarion-La Martinière. Au 20e siècle, les seuls secteurs proposant des rendements croissants concernaient les activités de réseaux – l’électricité, le transport ferroviaire, les télécommunications - où s’instaurait un monopole. D’où la nécessité qu’a eu l’État français de les réguler. Cette tendance naturelle des nouvelles entreprises à bénéficier de rendements croissants s’avère plus facile dans les activités 100% numériques, comme le démontre Google. C’est plus compliqué quand l’activité a recours à l’humain, tel Amazon avec ses entrepôts. Mais, globalement, une entreprise numérique se développe jusqu’à ce qu’elle ait conquis la totalité de son marché.

La régulation devient donc obligatoire ?

N.C. Au 20e siècle, la régulation était radicale, se concrétisant soit par la nationalisation, soit par la création d’une autorité comme l’Arcep. Elle est possible dans des secteurs isolés, mais ce serait plus difficile aujourd’hui de nationaliser Amazon ou d’obliger Google à s’ouvrir aux concurrents, d’autant qu’on ne connaît pas toujours les univers concurrentiels. La régulation passe plutôt par des mesures pour préserver la concurrence. Mais sur quel marché faut-il évaluer les positions dominantes ? Pour certains, le marché pertinent concerne les données personnelles des utilisateurs. Si des entreprises, par exemple, en détiennent plus de 50% sur la population, il faudrait bloquer leur expansion. D’autres disent qu’il faut réguler l’acquisition de start-up, qui sert souvent à annexer des compétences, car il s’agit surtout de récupérer les personnes qui y travaillent et qu’il est compliqué d’attirer quand on est un géant. En tout cas, la régulation ne peut plus passer par des mesures traditionnelles.

Plus largement, faut-il repenser les institutions avec la transition numérique ?

N.C. Certainement. À chaque transition – lors de la révolution industrielle ou du passage de la stratégie d’entreprise à la globalisation financière - on constate que les nouvelles technologies sont inadaptées aux institutions, donc au droit, à l’organisation du travail, au régime fiscal, aux relations commerciales… Il faut souvent plusieurs décennies pour se rendre compte qu’une nouvelle économie ne peut pas rentrer dans les cases existantes. Mais l’économie numérique a créé un environnement dans lequel l’État n’est plus forcément la solution. Alors, est-ce aux entreprises de mettre en place de nouvelles institutions pour assurer une bonne régulation de leurs activités ? Ou aux grandes métropoles, qui sont les bassins où se concentrent ces entreprises ?

Vu l’avantage pris sur leur marché, Google ou Amazon ne peuvent plus être menacés ?

N.C. Quelques précédents dans la courte histoire du numérique montrent que les entreprises dominantes n’ont pas une position acquise. Regardez la puissance qu’affichait Yahoo dans les années 1990, avant de trébucher plusieurs fois, puis de tomber récemment. Une entreprise numérique dominante ne peut pas s’endormir sur ses lauriers. Mais il est vrai qu’un groupe comme Google, à l’instar de Microsoft, s’appuie sur une telle puissance qu’il pourrait entrer dans une crise durable tout en gardant la main pendant longtemps sur les marchés publicitaires. Notons que l’économie numérique se révèle plus compétitive que par le passé. Facebook vient ainsi contester maintenant la domination que Google avait étendue sur la vidéo avec Youtube.

L’expérience client se trouve au cœur de l’activité des entreprises numériques, une expérience en amélioration constante avec la collecte des données. De fait, n’est-ce pas le marketing qui est le cœur de la transition numérique ?

N.C. Seulement en apparence, car les entreprises numériques se méfient d’une activité qu’elles rattachent au fordisme, où on réfléchit au marketing quand le produit est fini. Dans le numérique, tout est intégré, c’est le growth hacking. D’ailleurs, pour les entreprises traditionnelles, il est plus opportun de créer une filiale numérique et de la faire grandir – ou d’acquérir une startup de son secteur - que de vouloir se transformer. La SNCF aurait mieux fait d’avaler Captain Train que de vouloir développer une solution intégrée, qui n’est toujours pas capable de prendre en compte l’expérience de chaque utilisateur.

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