Les agences de publicité indépendantes sont-elles plus libres créativement que les agences des grands groupes cotés ? Existe-t-il une « creativ' touch » des indépendantes ? Des professionnels du secteur répondent. Un article également disponible en version audio.

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L’indépendance favorise-t-elle la créativité ? Pour Timothée Bouquet et Loris Utard, directeurs de création d’Ici Barbès (40 collaborateurs), tous deux passés par Publicis et Havas avant d’embarquer en 2019 à bord de l’agence indépendante, il ne fait nul doute que cette dimension offre une plus grande liberté d’action. « Il y a un côté moins standardisé dans le processus de création et de production. Chaque salarié y met de sa personnalité, c’est ce dont résulte la patte créative d’Ici Barbès », explique Loris Utard. « L’agence se vit presque de manière organique. On a une idée, on s’en parle. Sur le choix des projets, on peut fonctionner au culot, à l’envie, à l’instinct », complète Timothée Bouquet. Ici Barbès a aussi la liberté d’aller chercher des savoir-faire à l’extérieur de l’agence, aussi bien en illustration qu’en production. « On passe beaucoup de temps à rencontrer des personnes pour trouver les partenaires avec lesquels on va créer les campagnes publicitaires les plus abouties », commente encore le directeur de création.

« Hungry and Foolish, MNSTR, Steve… Ces agences osent faire les choses différemment, parfois de façon décalée. La chaîne de décision étant plus courte, les agences prennent peut-être un peu plus de risques pour être moins conventionnelles », renchérit Mark Tungate, directeur éditorial des Epica Awards. D’ailleurs, les agences indépendantes choisissent des noms reconnaissables entre mille pour piquer la curiosité et marquer les esprits. Eric Tong Cuong, à qui l’acronyme BETC doit son TC, est parti fonder sa propre agence en 2006, la baptisant « la chose » sans majuscule, une effronterie pour les chartes typographiques (y compris celle de Stratégies). Ce mélange d’humour, d’audace et d’impertinence se retrouve chez LGM&Co (27 collaborateurs), qui redevient Les Gros Mots à partir de la mi-mars. « On avait perdu la force de notre naming », justifie Quentin Talleux, son directeur de la communication.

Films d'horreur comiques

« Comme nous n’avons pas d’actionnaires derrière nous, de la réussite de nos clients dépend notre propre réussite, expose Charles Flamand, directeur de création de La Chose (40 collaborateurs). Nous ne pouvons pas nous reposer sur un réseau pour attirer les projets. C’est à nous d’aller chercher ceux qui nous intéressent. C’est ce que nous avons fait avec Greenpeace. » Pour l’ONG, La Chose a sorti en janvier la campagne « Changeons de scénario », trois films d’horreur comiques pour alerter sur les risques environnementaux. « Une multinationale du BTP et un artisan n’auront pas la même approche du bâtiment. Pour nous, c’est pareil », juge-t-il. « En compétition, lorsqu’on est face à des agences de groupes, on sait qu’à niveau égal, on doit en faire plus pour convaincre l’annonceur », estime pour sa part Guillaume Lartigue, cofondateur de l’agence Steve (60 collaborateurs), élue meilleure agence indépendante de l’année en 2023, et ce, pour la deuxième fois de son histoire. L’agence a également remporté son premier prix aux Cannes Lions en 2023 : un Bronze pour sa campagne d’affichage « Les Immontrables » de l’ONG Vision du monde. « Notre créativité est notre marque employeur », ajoute-t-il.

« Cannes est un baromètre de la qualité et c’est une façon intelligente d’attirer les talents. Cet écosystème est un cercle vertueux qui génère l’envie de se challenger et de l’enthousiasme pour ce métier », appuie Andrea Stillacci, fondateur d’Herezie (50 collaborateurs), l’agence française indépendante la mieux primée aux Cannes Lions en 2023 (un Or et un Bronze), avec The Good Company (deux Argent). Pour Andrea Stillacci, régulièrement membre de jury de prix internationaux, il est impossible de reconnaître une « creativ' touch » des indépendantes lors des visionnages de présélection des films. « Les agences bossent plus ou moins de la même manière, avec les mêmes sources d’inspiration. Avec les avancées sur les logiciels, les petites agences ont le même rendu d’image. C’est à leur portée, on le voit dans les spec works de freelance. En agence, il n’y a pas non plus de mixité d’âge : les créatifs ont entre 20 à 35 ans et sont lookés pareil », commente le consultant indépendant Joe La Pompe, connu pour son blog qui débusque les plagiats, souvent involontaires, dans la publicité.

Concours créatif

Pour Olivier Altmann, fondateur d’Altmann+Partners (35 collaborateurs), « ce n’est pas parce que tu es indépendant que tu es plus créatif. On a la chance en France d’avoir de très grandes agences très créatives comme BETC (Havas). Je pense que ce qui fait que tu es plus créatif, c’est l’indépendance d’esprit, ce n’est pas le modèle d’actionnariat. La question est : est-ce que les salariés n’ont pas peur de leur boss, d’affirmer leurs convictions, de perdre le client ? », énumère-t-il. Olivier Altmann relève également une culture plus servicielle que créative de certaines agences. Et, dans le processus créatif, on ne peut omettre la relation avec l’annonceur. « Il y a des clients qui poussent leur agence dans leur créativité, d’autres qui sont dans l’imposition - "je veux ci ou ça" -, et d’autres avec beaucoup de décisionnaires dont le consensus ne permet pas de faire des choix créatifs forts », relate Olivier Altmann.

Un point de vue qu’illustre Magali Faget, fondatrice et directrice de la création de l’agence Mlle Pitch (10 collaborateurs), organisatrice, depuis cinq ans, du concours créatif Mlle Pitch Awards & Co pour des ONG, « avec pour caution un jury présidé par des pontes de la publicité », souligne-t-elle. Une façon d’émerger pour l’agence sans avoir à débourser pour participer à des grands prix. L’intérêt pour les ONG est qu’elles ne sortent pas un centime pour une campagne qualitative, y compris sur la partie média : elles bénéficient d’un affichage de temps long, d’environ six mois, sur le réseau Mediatransport. Ceci étant, comme tout leur est offert, « elles doivent accepter les règles du jeu : on va bousculer leurs codes créatifs habituels », explique Magali Faget, qui a ajouté cette clause au contrat après un malentendu avec une direction d’ONG qui « ne se reconnaissait pas » dans la campagne primée. Et si Magali Faget tient tant à la créativité, c’est que celle-ci est vectrice d’engagement et de dons. Certaines campagnes du concours sont même entrées dans des longs métrages, comme Les Olympiades de Jacques Audiard ou Un beau soleil intérieur de Claire Denis.