Devenu viral avec le succès de la série « Succession », le « quiet luxury » n'est pas un phénomène neuf. De quoi interroger cette soudaine réapparition qui en dit long quant à la société actuelle. 

Tout ou presque a été dit ou écrit quant au succès de la série Succession. Tragédie moderne pour les uns, satire du capitalisme et du pouvoir pour les autres, fresque illustrant un luxe plus élitiste que jamais pour une fraction des observateurs... Seule certitude : le triomphe de la série – qui peut regarder dans les yeux des références du genre comme Les Soprano ou The Wire – a placé en haut de l’affiche une tendance qu’incarne à merveille la famille Roy : le quiet luxury. Également qualifié de « coded luxury » (luxe codé) ou encore de « stealth wealth » (richesse furtive), le phénomène n’est pas nouveau mais il est devenu viral avec la série diffusée sur HBO, dans laquelle les propriétaires dysfonctionnels de Waystar RoyCo, conglomérat mondial des médias et du divertissement, lorgnent le contrôle de l'entreprise dans un contexte d'incertitude quant à la santé du patriarche de la famille, Logan Roy. Une figure largement inspirée de Rupert Murdoch.

Dans cette ambiance minimaliste et onéreuse de guerre de succession larvée, gare au fashion faux pas, en particulier sur le volet vestimentaire, devenu un « sujet à part entière avec la création de comptes sur les réseaux sociaux spécifiquement dévolus au décryptage et à l’analyse de ce luxe invisible », comme le souligne Brune Buonomano, vice-présidente exécutive du groupe Mazarine, qui œuvre en faveur de nombreuses griffes de luxe en France et à l’international. De quoi soulever une première question : le quiet luxury serait-il simplement synonyme de no logo, cette inclinaison à privilégier les vêtements et biens haut de gamme dépourvus de sigles voyants ? « Pas tout à fait, même si le no logo est une règle de base du quiet luxury », estime Nicolas Chemla, auteur de Luxifer, pourquoi le luxe nous possède, à propos d’un « débat entre ostentation et discrétion » qui renvoie à l’opposition classique entre Old Money et New Money. Autrement dit : aux nouveaux riches le bling bling et aux héritiers nantis les biens pudiques mais autrement plus coûteux.

Selon Danielle Allérès, autrice spécialisée dans l'industrie du luxe, il existe en effet une triple hiérarchie du luxe : accessible, intermédiaire et suprême. Dans de telles conditions, le quiet luxury répond-il à une volonté de se démarquer d’un luxe bon marché ? « L’absence de codes – vestimentaires en particulier – est un code en lui-même », appuie Brune Buonomano. « Ceux qui savent savent et ceux qui ne savent pas n’ont pas besoin de savoir », résume-t-elle en écho à un « luxe de l’entre-soi » considéré comme plus réflexif. « Le phénomène reflète parallèlement une forme de réalité démographique du luxe avec une montée en puissance des consommateurs issus par exemple de Chine ou encore des Émirats, qui aiment globalement ce qui se voit un peu plus », complète Nicolas Chemla. 

Marques intemporelles

Une fois le diagnostic posé, survient une interrogation légitime au sujet d’une industrie connue pour son caractère cyclique. Le quiet luxury correspond-il à une forme de mode saisonnière ou ce phénomène dit-il quelque chose de plus profond quant à la société actuelle, notamment dans son rapport à l'argent ? Faut-il y voir une manière de faire profil bas dans un contexte où les écarts se creusent entre les plus riches et les plus modestes ? Il n’en est rien, même si Nicolas Chemla pointe une génération d’héritiers influencés par une forme de néo-marxisme et d’éco-anxiété de nature à rejeter le modèle traditionnel. De là à voir les ultrariches verser dans l’empathie et couper le cordon, il reste néanmoins un fossé. La raison principale serait en réalité nettement plus prosaïque. « Les véritables grandes fortunes sont plutôt du genre discret et ne ressentent pas le besoin de s’afficher. Cet Old Money, en particulier en Europe et aux États-Unis, a toujours eu cette approche qui consiste à dire : “Pour vivre heureux, vivons cachés” », développe Nicolas Chemla.

Conséquence de ce quiet luxury qui fait beaucoup parler de lui : les ventes de plusieurs marques non ostentatoires décollent. À commencer par des griffes italiennes telles que Loro Piana, Bruno Cuccinelli ou Bottega Venetta. Même s’« il ne se passe pas un jour sans qu’une marque se crée ou essaie de se positionner » sur ce créneau, en témoigne la banane anonyme lancée par Uniqlo et devenue en quelques semaines le produit le plus désirable au monde, « le phénomène profite avant tout à des marques historiquement adeptes de cette sobriété, qui n’effacent pas leur logo pour s’inscrire opportunément dans la tendance », relève Brune Buonomano, qui va plus loin. « L’un des piliers du luxe remis en lumière par le quiet luxury s'avère être la qualité, les marques haut de gamme apportant un soin tout particulier à leurs produits », analyse-t-elle. « La qualité justifie le prix et s’inscrit à rebours de la fast fashion avec des produits par essence durables eu égard à leur durée de vie », appuie Nicolas Chemla. Là encore, une thématique loin d’être inédite, des marques comme Hermès ou Chanel véhiculant depuis longtemps l’idée de transmission et d’intemporalité associée à une forme de bienséance et de refus de l’éphémère. 

Prescriptions sociales dépassées

Faut-il alors voir dans le quiet luxury la réécriture d'une question presque aussi ancienne que le luxe, à savoir si richesse et ostentation vont de pair ? « Alors que le luxe a été commandé depuis le fond des âges par une logique de démonstration, une première rupture a lieu au 19e siècle avec l’adoption généralisée du costume masculin, qui a gommé des différences de statuts jusque-là très visibles », éclaire Gilles Lipovetski, philosophe et auteur du livre Le Luxe éternel : de l’âge du sacré au temps des marques, qui identifie dans le quiet luxury un délitement des injonctions sociales ayant prévalu par le passé. « À la Cour du Roi, vous n’aviez pas le choix en termes de tenue vestimentaire », schématise-t-il, convaincu que le quiet luxury incarne finalement bien plus l’individualisme contemporain et la prévalence de l’authenticité subjective. « Ce code monte en puissance depuis les années 60 avec la volonté d’être soi-même et de s’affirmer à travers ses choix personnels, forcément subjectifs mais délestés des prescriptions liées à une classe sociale en particulier », juge-t-il. « Steve Jobs et Mark Zuckerberg sont à cet égard très représentatifs. Pour eux, les vêtements n’ont pas de réelle importance car ils possèdent d’autres moyens de s’affirmer et d’être en accord avec leur esthétique propre », poursuit-il quant au règne du « Be yourself ». Pas de quoi faire oublier que « le luxe est par essence une célébration des inégalités », comme le rappelle Nicolas Chemla. Y compris sans logo.