L’idée d’être un poil-à-gratter n’est pas pour lui déplaire. Entretien avec Pierre Calmard, président de Dentsu France, qui vient de publier «L’entreprise harmonieuse. Comment redonner du sens à la vie professionnelle ?», le 1er février, aux Éditions Eyrolles.

Pourquoi publier un livre maintenant ?

Pierre Calmard. Je préfère parler des choses qui fonctionnent. « The proof of concept » comme aiment à dire les Anglo-Saxons. L’expérience de transformation de Dentsu a été menée à bien. Les résultats sont positifs, en progression sur tous les indicateurs. L’occasion d’un retour sur une stratégie mise en œuvre. Le monde est en pleine mutation. Le rapport avec les salariés, avec les objectifs, avec la raison d’être change drastiquement. Partout, on a besoin de s’adapter. C’était le bon moment. Ce, d’autant que publicitaire est l’un des trois métiers les plus détestés, avec politique et journaliste. Faire de la pub paraît bien moins fascinant que par le passé, car jugée polluante pour l’esprit comme pour la planète. Et en France, le cadre juridique est le plus réglé au monde. Aussi, assiste-t-on à la paupérisation des métiers de la publicité, avec moins de talents attirés, moins d’argent. On va au-devant de gros problèmes. Pourtant, les « Lions » se déroulent bien à Cannes… Mais j’ai peur que tout cela ne disparaisse.

Est-ce une question de vie ou de mort pour le secteur de la pub ?

Effectivement. Il est bien question de cela. Yuval Noah Harari [historien et écrivain] a prédit la mort mondiale de ce métier, si l’on continue d’agir comme avant.

Mais est-il facile de renverser la table ?

Il y a quelques embûches. La transformation des entreprises peut se révéler difficile, pour atteindre notamment le statut d’entreprise à mission. Mais les indicateurs sont bien meilleurs, après. Le constat est le même pour les autres professions. Si on ne le fait pas, alors la crise de nos métiers est certaine. L’entreprise harmonieuse, c’est théoriser un peu tout ça. C’est l’art de mettre en cohérence des aspirations a priori dissonantes, entre les actionnaires, les talents et les clients. De grosses tensions sont perceptibles. Le concept à faire prévaloir : nier l’importance d’aucune des trois dimensions.

Quels sont les leviers de la transformation ?

Élément essentiel : la transparence. L’exprimer. Or ce n’est pas ce que font les entreprises. J’ai mis tout le monde autour de la table pour réfléchir aux décisions à prendre pour changer l’organisation. Pour embarquer. Vient ensuite la raison d’être. Le sens que l’on a formalisé. Cristallisé. « Choisir de concevoir la communication comme un vecteur d’harmonie sociale et environnementale ». Cette phrase doit être source d’inspiration, pour nos clients aussi. Transparence et quête de sens pour remettre les têtes à l’endroit.

Les jeunes s’intéressent-ils vraiment au statut d’entreprise à mission ?

L’entreprise à mission constitue un vrai facteur d’attractivité. Le nombre des CV reçu a été multiplié par trois, depuis, dont certains venant de chez nos concurrents. Et certains qui nous avaient quittés reviennent. La nouvelle génération est plus obsédée par le sens. Cette idée, à dire vrai, n’est pas la mienne. Elle vient d’un collaborateur plus jeune. Je pensais que ce serait compliqué. Faux. Je lui en sais gré. Ou comment cristalliser la réinvention de l’entreprise dans un statut légal. Ce collaborateur vient du planning stratégique. Ces professionnels ont un background. Ils réfléchissent. Mettre la stratégie au cœur de la réflexion donne les capacités de comprendre les aspérités, les différentiations. De se projeter.

Les jeunes s’inscrivent-ils vraiment dans un temps long ? N’y a-t-il pas, en eux, une forme d’impatience ?

C’est un biais cognitif que de penser cela. Le manque de patience des jeunes a toujours existé. Ce n’est pas propre à l’actuelle génération Z. Ils sont très curieux. Ils ont envie de faire bouger les lignes. Le secteur est jeune. Les jeunes bougent… Mais depuis deux ans, le turn-over tend à diminuer. Depuis l’adoption du statut d’entreprise à mission, il est même extrêmement faible. Les jeunes s’inscrivent dans le temps. D’ailleurs, notre taux d’engagement a progressé de 20 points. Nous étions les derniers en Europe il y a deux ans, dans le groupe Dentsu. Nous sommes passés en tête, notamment dans la population jeune.

Mais ce modèle est-il duplicable dans d’autres entreprises ? Dans d’autres secteurs ?

Quand les Japonais [de Dentsu] sont venus à Paris, il m’a fallu les convaincre. Le statut d’entreprise à mission est une création purement française. Mais à ma grande surprise, ils ont accepté la démarche. Le concept humaniste est très développé au Japon. Cette notion d’équilibre entre les différents pôles leur parle beaucoup. La France est même devenue un bel exemple de transformation des entreprises. On ne va pas inspirer tout le groupe, mais depuis 2023, Dentsu met l’accent sur le collaboratif. Aussi, avons-nous un temps d’avance.

Les résultats financiers sont-ils au rendez-vous ?

Les résultats d’exploitation pendant dix ans, avant covid, étaient de l’ordre de… zéro. En 2023, les résultats sont à deux chiffres. Ils sont infiniment meilleurs. L’entreprise est beaucoup plus pérenne. Dentsu France était menacé. Le covid aurait pu nous être fatal. Si le groupe ne nous avait pas permis d’avancer différemment, cela aurait été compliqué. On est fier de ne pas être sous perfusion pour vivre. Mais les filiales françaises sont toujours moins rentables.

Qu’est-ce qui explique cette moindre rentabilité ?

La loi Sapin. Une spécificité française. La régulation sur notre territoire est extrêmement forte. Elle n’a rien à voir avec ce qui se passe en Italie, Espagne, en Europe… On surrégule. Nos métiers se paupérisent. Même au niveau académique. Il y a de quoi se faire peur. Vous n’avez plus aujourd’hui les têtes de classement. Si je regarde les promotions de l’Ensae et d’HEC que j’ai fréquentés, ceux qui vont dans la communication ou la publicité sont quasiment… au nombre de zéro. Le salaire proposé dans le consulting est deux fois celui de la pub. Les syndicats ont signé les Négociations annuelles obligatoires (NAO). On a fait un effort pour la réduction de nos salaires par rapport à l’ensemble des salariés, pour compenser l’inflation, pour mettre en place la prime de partage de la valeur… Tout ça en améliorant les résultats économiques de l’entreprise. Un cercle vertueux. On mesure aussi tous les mois la satisfaction des clients. Nos notes n’ont jamais été aussi hautes. Tout l’enjeu de ce livre est de décrire une méthodologie applicable. Et devenir un modèle poil-à-gratter des patrons de grosses boîtes.

Vous voulez incarner le secteur façon Jacques Séguéla en son temps ?

Si c’est pour expliquer pourquoi la communication peut être positive, d’accord. Elle est le reflet de la société, mais elle peut aussi faire évoluer les mentalités. Surtout ne pas rester enkysté dans des problématiques d’avant. Beaucoup de groupes ont ainsi mis la poussière sous le tapis, avec BalanceTonAgency. Si on ne fait pas l’effort, l’histoire fera son tri. C’est la fin d’une génération. Dans dix ans, je ne serai plus là. Aussi, la logique de la transmission m’anime-t-elle. C’est un testament professionnel. Si ce bouquin peut influencer d’autres boîtes… On a un traumatisme en France, avec l’histoire de Danone. Les dirigeants ont été tétanisés. En tout cas, les propos de Jacques Séguéla, tellement bling-bling, ont fait du mal à la profession.

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