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Le rapport «Trends in Newsrooms 2010», qui examine les tendances des journaux dans le monde, vient de sortir. Décryptage avec Bertrand Pecquerie, du World Editor Forum.

Non, la presse écrite n'est pas condamnée à une mort prochaine. C'est ce qui ressort du millésime 2010 de «Trends in Newsrooms», un rapport qui devait être présenté en mai à Beyrouth, avant l'annulation du World Editors Forum et son report à Hambourg, du 6 au 8 octobre. Dans cette bible des grandes tendances des salles de rédaction dans le monde, les principales initiatives des quotidiens sont passées au peigne fin pour en évaluer la portée.

Comme le souligne Bertrand Pecquerie, directeur du World Editors Forum, il faut commencer par tordre le cou à une idée reçue: les journaux ne sont pas voués à disparaître. Dans les pays émergents, leur diffusion a même augmenté de 4% en 2009, contre un recul de 2% dans les pays occidentaux dits matures. En Inde, par exemple, la presse quotidienne sur papier permet aux classes moyennes d'afficher leur statut social en se démarquant des couches populaires encore largement analphabètes.

Et même en Europe ou aux États-Unis, les éditeurs sont en train de tracer les voies d'avenir qui assureront demain, peut-être, leur salut. Revue de détail.

 

2010, l'année des tablettes

Le lancement sur le Vieux Continent de l'Ipad, le 28 mai, marque une nouvelle étape dans la vie des journaux. Plus encore que le produit phare d'Apple, c'est la multiplication des tablettes qui retient l'attention du directeur du World Editors Forum. Avec des «e-readers» accessibles pour une centaine d'euros auprès de fabricants chinois ou taïwanais dans les 18 prochains mois, les éditeurs vont vite retrouver le moyen de séduire les jeunes natifs du numérique.

À condition toutefois de bien percevoir leurs attentes. «Il faudra prendre en compte l'usage communautaire, ainsi que la demande de contenus vidéo», souligne Bertrand Pecquerie. Plutôt qu'une simple duplication du journal, qui semble caractériser Paris Match ou Le Monde, l'expert conseille de tabler sur l'échange et la personnalisation, à la façon de l'agence AP, et de miser sur les réseaux sociaux (Facebook, Linked In). Objectif: faire circuler des contenus et des vidéos.

Reste à éviter certains écueils: la disparition des marques de presse derrière la notion de liens, l'insuffisante production de vidéos par les éditeurs et la concentration des solutions technologiques entre les mains de pure players, à commencer par Apple.

À l'instar du New York Times, qui se prépare à proposer en marque blanche à une cinquantaine de journaux son application Ipad, les éditeurs les plus robustes seront, selon Bertrand Pecquerie, appelés à devenir des fournisseurs de technologie à l'usage de confrères.

Quant au modèle économique, si le Times de Londres et le Sunday Times passeront au modèle tout-payant en juin (pour 1 livre sterling par jour ou 2 par semaine), au risque de perdre 90% de leurs 21 millions de lecteurs gratuits, ils illustrent la volonté de Rupert Murdoch, leur propriétaire, d'en finir avec la culture de la gratuité.

Écrans et tablettes numériques, avec leurs fameuses applications, vont contribuer à assurer des revenus additionnels, qui resteront cependant modestes. Sur le plan publicitaire, Bertrand Pecquerie dégage de nouvelles pistes de financement, au-delà des bannières ou des bandeaux. Il s'agit des insertions publicitaires vidéo, mais aussi des applications sponsorisées par une marque. Plus que de l'information, les éditeurs ont intérêt à développer des bouquets de services et à multiplier les déclinaisons thématiques de leur application. «L'Ipad va permettre de reconnecter l'information à la formation, estime Bertrand Pecquerie. Un étudiant pourra consulter des bases de données liées à la presse et accéder à une information visuelle et immédiate. Je crois beaucoup à la reconquête de 18-24 ans via les tablettes et l'Ipad.»

 

La newsroom multisupport

Le groupe suisse Ringier, qui a regroupé en 2009 l'ensemble des rédactions des quatre supports de sa marque Blick (le quotidien, l'hebdo du dimanche, le gratuit et le site Internet), est sans doute le précurseur d'une tendance de fond: la «newsroom intégrée». Utile pour rationaliser des coûts et fluidifier les processus de distribution des contenus, ce modèle dit de «hub and spoke» (plate-forme de concentration et rayons) est appelé à réserver une place de plus en plus grande à la vidéo.

Le Financial Times ou Le Figaro, qui ont installé un studio TV en leur sein, semble s'inspirer de ce modèle. Mais la vidéo n'est pas, en l'espèce, au centre de la création des contenus. La salle de rédaction multisupport n'en reste pas moins appelée à se développer. «Elle change les priorités et l'organisation du travail», constate Bertrand Pecquerie.

 

Une presse chère et de qualité

C'est le modèle des journaux allemands Süddeutsche Zeitung et Frankfurter Allgemeine Zeitung. À 1,80 euro, ils ont fait le choix de quitter le monde des médias de masse pour devenir des quotidiens plus élitistes continuant d'employer de grosses rédactions. «En augmentant leur prix de 10%, ils perdent seulement 3 à 4% de lecteurs, souligne Bertrand Pecquerie. Économiquement, le journal est viable, tout en ayant 80% de contenus de plus que Le Monde. En 2013-2015, on peut imaginer des quotidiens à 3 euros, diffusés à moins de 100 000 exemplaires.»

Reste à résoudre un problème, celui du vieillissement du lectorat. Die Welt s'y est attelé en 2004 en lançant pour les jeunes Welt Kompakt à 1 euro (80 000 exemplaires). NRC a fait de même au Pays-Bas avec une équipe de quinze journalistes dévolue à NRC Next.

«Il y a un avenir pour la presse papier quand on "repackage" l'information principale», ajoute Bertrand Pecquerie, qui rappelle qu'en 2015, la part de revenus assurée par «l'e-reader» dans le chiffre d'affaires d'un quotidien ne devrait pas être supérieure à 15 ou 20%.

 

La carte des réseaux sociaux

Ce sera le défi des éditeurs de demain: comment réinvestir les réseaux sociaux sachant que leurs millions d'utilisateurs tendent à reléguer au second plan la notion de marque éditoriale au profit d'une recommandation des contenus par leur communauté d'amis? La réponse commence à être apportée par des journaux comme le New York Times, qui encourage ses journalistes à avoir leur propre page Facebook. Autrement dit, vive le «personal branding» à partir de contenus journalistiques, du moment que cela ramène l'audience vers la marque employeur!

Les tablettes numériques de type Ipad, qui permettent de consulter des journaux en ligne réactualisés en permanence, seront-elles en cela un auxiliaire précieux? Laissons la conclusion à Michael Ringier, patron du groupe suisse éditeur du Matin: «On dit beaucoup que l'Ipad va sauver la presse, déclarait-il fin avril à Paris. J'en ai un mais je ne m'en sers pas, ou alors uniquement le week-end. Ce n'est qu'un gadget. Une seule chose peut sauver la presse écrite: c'est le journalisme.»

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