Après Ecce Logo, Denis Gancel et Gilles Deléris, cofondateurs de l'agence W, sortent Ecce Dico, qui se présente comme un « abécédaire amoureux et illustré de la vie en agence », dans l'esprit de la fameuse collection des dictionnaires amoureux de Plon. Interview des auteurs et bonnes feuilles.

Pourquoi un « dictionnaire amoureux » de la pub ?

Denis Gancel et Gilles Deléris. C’est plutôt un abécédaire de la vie en agence. Qu’elles soient de pub, de design, de communication ou de media. Après Ecce Logo, après Lettres d’adieux au marketing écrit pendant le Covid, nous avons voulu rendre hommage à la vie en agence et partager notre expérience d’entrepreneur depuis 25 ans dans ce métier. Dire le plus simplement tout ce que la vie en agence nous a appris et apporté alors que nos métiers sont l’objet d’un vrai désamour, d’un désintérêt et d’une critique explicite de son objet. Nous sommes, en peu de temps, passés des années « Culture Pub » au bashing systématique de nos activités. Puis nous avons traversé les années Covid. Elles ont démontré sous contrainte qu’une autre façon de travailler est possible, à distance, de loin comme bossent les free-lance qui passent une fois de temps en temps montrer leur travail. Ajoutons que le salariat n’a pas bonne presse et que notre secteur d’activité s’est tiré une balle dans le pied avec des pratiques d’un autre âge. Nous trouvons cela si dommage pour un métier choisi, un métier léger et créatif, un métier où l’on croise chaque jour des talents extraordinaires. Nous nous sommes dit qu’il y avait matière à partager nos analyses pour redonner goût à ceux qui hésitent, aux jeunes qui se cherchent et qui pourront trouver en agence de quoi se réaliser.

Le ton de l’ouvrage est résolument positif. S’agit-il d’un abécédaire de la raison d’être des agences ?

Oui, en quelque sorte, nous avons cherché à montrer que dans ce monde de plus en plus compliqué, les fabriques d’imaginaires ont une fonction vitale. Vitale parce qu’elles simplifient les discours de marques et des entreprises pour les rendre compréhensibles et attractifs. Vitale parce qu’elles sont auteur de récit. Contrairement à ce que beaucoup pensent, elles ne sont pas là pour raconter des histoires, mais bâtir une histoire juste, belle et fédératrice. Vitale enfin parce qu’en conjuguant sans cesse structure et fantaisie, elles permettent aux idées de passer et aux organisations de desserrer l’étau de process dans lequel elles sont enfermées. Et ajoutons que la communication a toujours reflété les tendances dominantes du temps. Il devient urgent qu’elle accompagne celles qui émergent aujourd’hui et soit au côté des entreprises qui s’engagent dans de grandes transformations. C’est un motif essentiel qui est de nature à mobiliser la génération qui vient et redonne une raison d’être à nos métiers.

Quels sont les partis-pris visuels du dictionnaire ?

C’est un hommage à l’édition 1923 du Petit Larousse Ilustré, 100 ans plus tard… tout en convoquant la puissance de l’intelligence artificielle. Le processus a été long et itératif. L’idée du bouquin est née début 2022. Qui dit abécédaire, dit lettrines introductives. Nous avions l’envie commune d’un objet singulier. D’un objet qui témoigne d’une exigence créative. De proche en proche, l’intention s’est précisée autour d’une référence qui m’a toujours fasciné : les lettrines d’ouverture du Petit Larousse Illustré réalisées par Eugène Grasset il y a un siècle. Anaïs Guillemané-Mootoosamy (directrice des stratégies de W), un an auparavant, m’avait parlé d’une innovation qui permettait de transformer le texte en image. C’était très mystérieux et je me suis tout de suite inscrit sur la liste d’attente de Dall-E… Sans succès… Nous sommes en juin 2022 et je vois sur les réseaux sociaux les premières expérimentations d’Étienne Mineur sur Midjourney, accessible à tous. L’idée me vient alors de demander à cette IA de faire 100 ans plus tard le travail d’Eugène Grasset. Et voilà, c’est parti comme cela. Soit en texte vers image, soit en image vers image au fil des versions V2, V3, V4, V5… L’objet, tel qu’il existe, n’aurait pas pu être réalisé sans le secours d’une intelligence artificielle. C’est à la fois une approche expérimentale et l’envie de mieux comprendre ce que l’on peut ou non attendre de ces innovations. Il y aurait bien sûr beaucoup à dire sur les conséquences en creux et en bosse que ces outils provoqueront. Mais on ne peut pas, en tant que professionnel des industries créatives, ignorer le phénomène.

À qui s’adresse le livre ? Aux étudiants des écoles de communication et de design ?

Oui mais pas seulement. Nous avons effectivement beaucoup pensé à nos étudiants en l’écrivant. En plaçant la phrase d’Orelsan, issue de Notes pour trop tard, en exergue, nous avons voulu dire que la communication est un métier passionnant pour gens passionnés dans lequel le contrepied est une valeur cardinale. C’est encore un des rares secteurs où on ne cherche pas des profils dociles. Nous voulions le dire et le valoriser. Mais Ecce Dico s’adresse aussi à tous ceux qui évoluent dans l’univers des industries créatives. Qu’ils soient en agence bien sûr mais aussi de l’autre « côté de la barrière » comme on dit. Nous espérons qu’en levant ce voile, Ecce Dico aidera l’ensemble des parties prenantes à mieux se comprendre et s’apprécier, qu'à leur faire prendre conscience que la vie en agence méritait d’être vécue.

Les bonnes feuilles

« […] À travers ces lettres (ça devient une manie après Lettres d’adieux au marketing), nous avons à cœur de faire partager notre passion pour la vie d’agence en essayant d’expliquer pourquoi, non seulement elle mérite d’être vécue, mais en quoi les professionnels de la communication peuvent, en agence plus qu’ailleurs, être des acteurs utiles des mutations de la société. Spot : “Vous recherchez du sens, une structure où l’on peut vivre de son art et de son talent, des responsabilités managériales, des entreprises à taille humaine, une grande diversité de profils et de sujets, des possibilités de progresser rapidement – jusqu’à la création de votre entreprise ? Alors le monde des agences est fait pour vous, et vous êtes fait pour lui (jingle énergique).” »

« […] N’y allons pas par quatre chemins ! “La communication, c’est, après la médecine et l’architecture, l’un des plus beaux métiers du monde.” Et encore : “Les hommes se parlent pour éviter de se tuer.” C’est notre ami Dominique Wolton qui traduit le mieux ce que nous pensons. Oui, les agences ont une mission qui les dépasse : faire en sorte que ce que les hommes et les femmes ont de meilleur soit, grâce au beau, au vrai et au juste, connu, aimé et partagé par le plus grand nombre. »

AGENCE [aʒɑs] n. f. […] Une agence est un accélérateur de particules d’informations. Elle occupe une place bien inconfortable : celle d’intermédiaire. Celle qui, littéralement, se situe entre : les clients et les prestataires, les consultants et les créatifs, le marteau et l’enclume… Entre soi, aussi, parfois. Il n’y a que des coups à prendre à rester là : entre, où personne n’a envie d’être… sauf le philosophe François Jullien qui, à la vision grecque de l’harmonie : assembler en sorte que ça tienne, préfère celle des Chinois : « une tension féconde des opposés, un écart qui maintient l’autre en regard et fait apparaître un “entre” en tension. L’écart permet de générer du commun. Quand il n’y a plus d’écart, les choses se recoupent, coïncident… C’est en défaisant l’adéquation installée que l’on crée du fécond et que l’on rouvre du possible. »

Point de plus belle définition de la vocation d’une agence : créer l’écart, la tension féconde qui ouvrent les possibles, qui donnent de l’air. Tiens ! Justement, l’air, le souffle, le vent… Tout ce qui s’engouffre entre. L’agence vit de ces courants qu’elle transforme, l’air de rien, en souffle de vie et vent de création.

CURIOSITÉ [kyʀjozite] n. f. […] La curiosité est une élégance de l’esprit et le « fondement de toute connaissance […] » Ainsi permet-elle de regarder ailleurs que son nombril dont on n’apprend plus grand-chose et de trouver dans l’altérité de quoi se nourrir soi-même. […] La curiosité est un savoir-être et une compétence à développer sans cesse. Elle offre aux architectes l’opportunité de puiser leurs inspirations ailleurs que dans l’architecture, aux publicitaires de quitter un instant le monde de la publicité, aux designers de trouver dans le hip-hop ou chez les primitifs flamands comment dessiner leur projet.

DOUTE [dut] n. m. […] Comme la montre de Salvador Dali, le travail de création relève des sciences molles. C’est aussi vrai des arts plastiques que des arts appliqués. En la matière, impossible d’affirmer que deux et deux font quatre. C’est en cela qu’il est toujours étrange d’être confronté à des certitudes. Les jugements abrupts et radicaux, les cafés qui volent et tachent les murs alimentent le folklore des agences mais n’apportent pas grand-chose à l’évolution des idées. Si toute l’humanité était à ce point sûre d’elle-même et de ses vérités, la Terre serait plate et la conception immaculée. Alors que la science est le royaume du doute et de la remise en cause, nous sommes, nous autres saltimbanques, parfois (trop souvent) définitifs. Mais il ne faut pas désespérer de la nature humaine.  Trois patrons sur quatre, alors qu’il est convenu de les considérer comme des conquistadors sans états d’âme, estiment que le doute constitue un outil primordial de management, qu’il ouvre un questionnement permanent sur les décisions à prendre […]

FEMMES [fam] n. f. p. […] Quand les directrices artistiques, les rédactrices, les conceptrices, les directrices de création et les réalisatrices, quand les femmes, qu’elles soient architectes, photographes, designers, graphistes ou illustratrices… dessinent avec les hommes un monde pluriel, ce sont autant de stéréotypes, d’idées toutes faites et d’images reçues en moins. C’est un beau projet que de faire germer ensemble l’idée d’une biodiversité créative.

Lu sur Instagram : « Contrairement à ce qui a été annoncé, la femme ne sera pas l’avenir de l’homme. Qu’il se démerde. »

IA [iɑ] néol. f. […] Il s’agira de trier le bon grain de l’ivraie pour semer à nouveau et concevoir de nouvelles écritures en proposant des images pertinentes et non quelques milliards d’images superfétatoires. Dans ces kaléidoscopes intriqués où se disperse le regard, les graphistes, les designers, les communicants, qu’ils travaillent ou non en agence, deviendront dès lors les scribes éclairés du XXIe siècle […]

Entendu à l’agence : « Non, l’IA ne va pas faire disparaître les métiers créatifs. Mais les créatifs qui ne s’y intéressent pas vont disparaître. »

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